Méditation sur la matière
Nouvelle publiée dans l'ouvrage collectif Le corps de l'espace du Centre culturel du Brabant wallon

La première fois, c’était en regardant une marmite. Mon regard est tombé par hasard sur cet objet, dans un moment de concentration de la pensée qui cherche son fil. La marmite saugrenue déboulant dans cet effort eut pour effet de le pulvériser. La pensée interrompue s’évapora. Il ne restait que l’objet trapu posé sur la table.

L’objet se mit à danser dans ma tête, en couple avec son nom. Marmite, marmite, cela me sembla le mot le plus absurde qui soit. Bientôt, ce ne fut plus qu’un son, lié à cet objet par un élastique de plus en plus lâche. Le lien s’effilocha. Le mot partit par la fenêtre. Il ne restait plus que l’objet, l’objet sans nom, dans toute son innocence d’objet.

Comme il lui manquait son nom, il lui manquait son sens. Je voyais une forme, une couleur, une texture, une brillance, ces qualités formant un tout indéchiffrable, d’apparence aussi violente et naturelle qu’un acacia ou un caillou. Cet objet sans nom ressemblait à une création purement contingente, à une concrétion calcaire, à un fruit. Je ne le comprenais plus.

Ne le comprenant plus, je le voyais pour la première fois. Quand vous pensez marmite, vous faites cuire des pâtes, vous ne contemplez pas l’objet. Mais quand cette chose vous apparaît crûment, aussi simple et nue qu’une forme naturelle produite par le hasard et les lois de la physique, son mystère vous saisit à la gorge.
Un moment, le monde vacilla.

La deuxième fois, c’était en regardant ma main. J’avais posé le bras sur le dossier du canapé, en lisant. Mon regard, se levant dans quelque réflexion motivée par une phrase énigmatique, rencontra cette petite bête pleine de pattes. Je faillis sursauter. J’avais vu la chose avant de me souvenir de son nom, de sa fonction, de son lien avec moi, de son identité avec moi. Cette idée me frappa : nous sommes faits d’un assemblage de morceaux dont nous ignorons presque tout.

Fascinée, je tâchai de prolonger ce regard. J’observai méthodiquement l’animal, en entomologiste. Il y avait des milliers de détails à examiner, chaque veine, chaque pli, chaque petit poil, chaque petit sillon dans la peau. C’était une dentelle invraisemblable. La cathédrale de Chartres pouvait aller se rhabiller, vulgaire pavé, ma main était plus belle et minutieuse que le plus grand dessein humain. Prise d’un respect vertigineux, il me sembla que je n’aurais plus jamais l’audace de la mettre en mouvement.

De longues minutes furent nécessaires pour me sentir maître à nouveau de cet empire insoupçonné. Je m’exerçai à plier, déplier, pianoter, crisper, étirer, sentant chaque poulie, chaque levier, chaque rotule, regardant les muscles et les veines jouer sous la peau, admirant cette mécanique parfaite de fluidité – c’était le spectacle le plus étonnant de la terre, et en plus il m’obéissait.

Plus troublant encore sont les morceaux du corps d’autrui. Avez-vous jamais regardé quelqu’un dans les yeux non pour son regard mais pour son œil ? Cette boule caoutchouteuse mobile trouée de ronds concentriques. Quel étrange robot est-ce là ? Quelle fabuleuse mécanique, qu’il ne peut voir lui-même. Avez-vous déjà regardé sa peau pour en analyser chaque dessin ? Ses orteils, ses clavicules, son nombril. Parfois, je voudrais m’improviser médecin pour ausculter point par point l’ordonnancement de l’objet humain.

De quoi sommes-nous faits ? Cela nous inquiète rarement, du moment que le corps fonctionne. Nous marchons, nous mangeons, nous respirons, l’esprit absorbé dans mille pensées qui nous soustraient à nous-mêmes. Mais faites l’effort d’enlever les filtres, et les faits sont là. Les faits, c’est-à-dire la matière.

La matière. Le mur sur lequel rebondissent toutes nos sensations. Notre substance et notre cage. Touchez, humez, goûter, regardez, tout est matière. Même le son : de l’air comprimé qui cogne le tympan.
Je connais bien les physiciens, et je comprends leur idée fixe : ils veulent élucider la matière. Cartographier ses composantes ultimes.
Ils ont déjà creusé un puits profond. Sous la surface, des molécules. Sous les molécules, des atomes. Sous les atomes, des particules élémentaires. Sans doute plus bas encore, l’étage des quarks. L’infinie diversité qui nous entoure reposerait sur quelques quarks seulement. Groupés de telle ou telle façon, les quarks forment une poignée de particules. Elles-mêmes s’assemblent et composent une centaine d’atomes. Avec ceux-ci on fabrique une infinité de molécules, du sel à l’ozone, du benzène à l’ADN. Par les merveilles de la combinaison, la matière, qui n’est pas un puits sans fonds, devient pourtant inépuisable. Avec très peu on fait énormément, voilà l’économie de l’univers.

La matière n’a pas seulement une étendue, elle a une généalogie. Le fer descend du carbone, qui lui-même descend de l’hélium, fils de l’hydrogène. Par fusions successives, les atomes légers deviennent des atomes lourds. Et la matrice de cette curieuse gestation ? Le cœur du Soleil et de toutes les étoiles. Tout ce qui nous entoure, tout ce qui nous compose, a vu le jour dans le noyau incandescent d’une étoile. C’est ingénieux. C’est un peu curieux. Ce n’est pas de ma faute.

Les atomes prennent naissance dans une usine, acceptons le verdict. Les particules, elles, sont réputées éternelles. L’électron, le neutron, le proton, étaient déjà là avant de former le premier atome d’hydrogène, le plus simple, père de tous les autres. Ils seront encore là quand la dernière étoile aura rendu l’âme. Certains ont voulu calculer la durée de vie du proton, par des arguments théoriques : des trillons de trillons d’années. Vraiment long.

Plus on se trouve bas dans le puits des physiciens, plus les éléments sont simples, peu nombreux, et stables. Plus on s’élève, plus ils deviennent complexes, nombreux et éphémères. La vie, au somment est comme une danseuse d’un jour, en équilibre sur la pointe de la grande pyramide. Un souffle suffirait à la balayer, un deuxième jour aura raison de ses forces. Mais si dérisoires que soient ses proportions, elles ne sont pas absurdes. Pour fabriquer la matière qui compose son corps, son tutu, ses chaussons, il faut nécessairement des milliards d’étoiles et des milliards d’années. La recette de l’univers est formelle : très peu d’ingrédients, mais une débauche d’espace et de temps. Comme si tout l’océan produisait une seule perle au bout de cent ans.

La perle, c’est nous. Nous, et les baleines, et les fougères, et les araignées. La perle, c’est cette matière brute du grand océan cosmique qui s’est mise en ordre et qui s’avise de chanter des cantates.

Voilà pourquoi je suis folle de matière. De ma matière, notamment. J’aime mon carbone, j’aime mon phosphore, j’aime mon béryllium. J’aime mon hémoglobine et ma bile. J’aime mon bismuth. J’aime toutes ces briques et ces huiles, tous ces étages, leur assemblage radieux.
Je sens la profondeur insondable qui a donné naissance à la petite écume de mon corps. Chaque atome picote, chaque molécule pétille, chaque cellule frissonne. Je suis un grumeau dans la soupe. Je suis une merveille de concentration. Je suis de la matière en ébullition.

Et puis j’apprends un coup de théâtre : tout cela n’est rien. La totalité de la matière que nous connaissons compose quatre pour-cent de l’univers à tout casser. Le reste est fait de choses inconnues : matière noire, énergie sombre. Nous ne les avons jamais vues ni détectées d’aucune façon. Pourtant la théorie les prédit.

L’univers, donc, est un sapin de noël, et nous, une petite guirlande clignotante. Le corps de l’arbre nous échappe complètement. Sa verdure également.
Perchés à la pointe de l’espace et la pointe du temps, nous sommes aussi noyés dans un environnement inconnu. Ici même, entre vos deux mains, sous votre chaise, il y a vingt-cinq fois plus d’inconnu que de connu. C’est à peine si le monde visible tient sa tête hors de l’eau. Il baigne dans la face cachée de l’univers. Qui joue son rôle, probablement. Tout joue son rôle dans la danse des éléments. Même les moustaches de chat, et même les queues de cerise.

Quant à l’amour, où habite-t-il ? A quoi sert-il ?
Immatériel, il suinte pourtant de nos cerveaux, ces labyrinthes de jus et de fils. C’est l’ultime pirouette du matériel. Il se projette à l’extérieur, comme le poisson volant quitte l’océan.
Au sommet de son organisation, la matière s’affranchit. Se volatilise littéralement. Se paie une excursion hors d’elle-même.
Sans doute est-ce là l’effet d’une masse critique. A force de concentration et de complexification, la matière embrase la trame même de l’univers. Nos cerveaux sont autant de réacteurs nucléaires, capables d’allumer leur propre substance en un feu de joie – ou de douleur parfois, ce qui est plus embêtant (nous ne maîtrisons pas tout, malheureusement).

Les esprits, les dieux et la magie, très peu pour moi. Je crois que la matière s’est débrouillée toute seule. Elle détient tous les secrets et toutes les réponses, emboîtés les uns dans les autres.
La marmite est un jalon de cet hallucinant parcours. Métamorphoses, mutations permanente d’une forme à l’autre. Tout se tient et tout s’enchaîne.
Je suis, vous êtes, nous sommes un maillon de la chaîne.