Quatrième de couverture

J'ai rencontré Cioran à dix-huit ans. Son appétit de néant m'a bouleversée. Il m'a tenu la jambe pendant dix ans, puis s'est défilé sans prévenir. Cet homme qui était tout absence, ce gisant debout, pouvait donc disparaître? Son creux a donné voix à la stupeur qui gémissait dans mes tréfonds. La mort, très amusée, est venue faire des ronds de jambe autour de moi. Elle a testé mes résistances et excité la part furieuse de mon vocabulaire. Il en résulte une danse endiablée entre Cioran, la mort et moi. Un tango sauvage à trois.  

Premières pages

Un homme au volant d'une grosse voiture manœuvre pour passer entre deux obstacles. Il progresse centimètre par centimètre, alors qu'il a plus d'un mètre d'espace libre. Sans doute persuadé qu'il conduit un camion, il fronce les sourcils en surveillant alternativement l'aile gauche et l'aile droite, requis à cent pour cent par cette opération périlleuse. 

Ainsi, dans la vie, peut-on avancer les sourcils froncés sur des rétrécissements imaginaires, sans explorer le quart de la moitié des pirouettes possibles.

L'artiste est celui à qui nous sous-traitons notre liberté.

Une nuit, dans mon lit, je me disloquais comme d'habitude. N'y tenant plus, je décide, finalement, – dix ans que je le lis –, de lui écrire une lettre, à lui, le seul humain sur Terre qui semble souffrir autant que moi.

Il est mort la nuit suivante. 

C'est un homme qui n'a pas trouvé les moyens d'être un homme, et qui s'est lamenté sa vie durant. Cela a fini par lui donner la force d'une personnalité.

Il n'a jamais parlé pour séduire, ni pour se raconter des histoires, seulement pour s'accompagner d'un bruit reconnaissable, comme les enfants qui descendent en chantant dans la cave.

La vie a réussi à humilier un type qui n'avait jamais misé un kopeck sur elle: il est mort gâteux.

Longtemps, j'ai vécu accroupie sur ma douleur, pour la faire taire, l'étouffer, la camoufler, surtout garder une tête présentable devant les oncles, les tantes, les professeurs, et puis un jour, comprenant que je n'aurais jamais le dessus, j'ai décidé de procéder à l'inverse: j'allais la montrer, la traîner dans la lumière, la prostituer, on verrait bien si en plus de m'empêcher de vivre, elle ne pourrait pas aussi me servir de monture. J'ai pris un bic et voilà.

Au moment de sa mort, même sa mort à lui, la Terre ne s'est pas arrêtée de tourner. Juste un petit tremblement d'amplitude 4 sur l'échelle de Richter, quelque part du côté de Liège, pour marquer le coup. À peine plus qu'un frisson dans le pelage d'un chat.

Que Cioran ait pu attraper une saloperie dans la tête ne manque pas de piquant. On pouvait viser pour lui le suicide, ou une autre forme de mort en pleine conscience, à la rigueur un accident. Mais qu'il ait fini maboul, il aurait vraiment été le premier à se délecter d'une telle ironie du sort.

Vouloir « être soi-même » : un beau slogan, un cri de ralliement, une croisade, jusqu'au jour où plus personne ne s'avise de vous en empêcher. C'est alors qu'apparaît dans toute son étendue inabordable: le vide.

Douleur de voir tous nos cerveaux aussi désemparés les uns que les autres et qui n'ont même pas cette consolation de pouvoir fusionner leurs bocaux pour faire un seul désespoir.

Ce n'est la peine de se farcir Dieu. Je fais partie d'une génération qui s'en passe le plus naturellement du monde. Gueuler dans le vide; la seule occupation.

Un ami m'a dit : « Tes mots vivent. Ils vivent en enfer, mais ils vivent ». J'ai répondu : « Et où crois-tu que tu te trouves ? »

Après quatre-vingts ans passés dans la terreur de mourir, il se voit extorquer l'ultime humiliation de mourir sans même s'en apercevoir, victime d'une démence qui le prive de lui-même.

Peut-être n'a-t-il jamais été aussi heureux que dans ces années-là.

D'une certaine façon, il s'en délectait à l'avance : « Quand tout s'affadit autour de nous, quel tonique que la curiosité de savoir comment nous perdrons la raison! »

Surtout ne pas rester l'esprit ballant. L'occuper par n'importe quel prétexte.

Quand seuls les animaux s'entredéchiraient, le spectacle n'était pas assez savoureux. Du sang, oui, mais pas de larmes. Il a fallu que la conscience s'y fourre pour que cela devienne vraiment jouissif. Que ça gueule, que ça chiale, que ça se torture avec appétit et délicatesse.

J'ai lu les nihilistes. Je leur en veux de leur humour distant et sophistiqué. Quand on sait quel supplice il y a à être profondément convaincu de ce qu'ils énoncent élégamment, on se dit qu'un hurlement épouvanté conviendrait mieux à la situation.

Conscience : la gangrène de l'univers.

Il avait trop peu d'estime de lui pour s'offusquer d'un sarcasme à son égard. 

J'éprouve une curiosité clinique vis-à-vis de la nature, comme un technicien épaté par les trouvailles d'un collègue. Je ne me lasse pas d'admirer l'ingéniosité qu'il a fallu pour composer un tel fiasco. 

Vivre n'est pas suffisant pour exister. D'où les livres, la folie et l'extase.

Á la mort de Cioran, j'ai su que cela me pendait au nez depuis dix ans, dix ans que j'avais commencé à le lire, dix ans qu'il n'écrivait plus, dix ans sans rien faire, alors que nos deux vides auraient pu se croiser et se saluer dans la plus grande stérilité.

Difficile d'utiliser le mot naïf à son propos mais enfin, l'attachement à Dieu ressemble fort à une pendule détraquée. On lui en a rebattu les oreilles quand il était petit, et cela produit ce genre d'empreinte définitive.

Seuls les animaux sont incontestables. Mais tellement prévisibles. On souhaiterait rencontrer un destin, une grandeur, un peu de suspense. Alors on tombe sur l'esprit qui, en même temps qu'il découvrait la mort, a dû échafauder mille ruses pour s'empêcher de la voir et arriver à rester calme. Il lui fallait des fables pour affronter sa finitude, comme il faut un certain chiffon à ma petite nièce pour affronter la nuit. Elle l'appelle sa nounou. Dieu est la nounou de l'esprit, qu'il mâchouille pour éloigner les cauchemars. 

Mais un jour, l'autosuggestion se fatigue, les fables se déglinguent et l'esprit met un temps avant de mesurer les dégâts, comme ces personnages de dessins animés qui courent encore après avoir dépassé le bord de la falaise. Quand ils baissent la tête et voient le vide, ils tombent. Nous en sommes exactement là, dans le geste de baisser la tête, et Cioran a vu le vide avant les autres. La grimace d'épouvante est en route pour distendre tous nos visages comme elle a marqué le sien.