Me suis réveillée vieille
Nouvelle publiée dans la revue Politique

A quatre-vingts ans, je vis comme quand j'en avais trente.
Je ne peux pas admettre que ce gouffre soit pour moi aussi.
Les autres, les vieux, me font horreur. Il sont déjà prêts; ils se laissent couler avec une résignation obscène, dégradante, puante.
Depuis toute petite, je pense qu'un miracle va se produire qui m'extraira de cette sinistre farce et apaisera mon âme affolée. Mais les années passent et rien ne se produit. Chaque nuit j'arpente l'enfer en pensant que j'ai puisé la force de vivre dans des chimères et que je vais bientôt couler, infiniment bernée et solitaire, comme tout être humain au moment de s'éteindre. Quand ma volonté ne s'interpose pas à temps, l'angoisse me vrille de convulsions grimaçantes qui me laissent brisée sur un coin du lit, désespérément jalouse de la crédulité de ceux qu'un dieu soutient.
C'est dans ces moments de totale faiblesse, depuis toute petite, que j'ai formé l'idée pitoyable d'un miracle à attendre, parce qu'il fallait bien trouver un expédient pour permettre à mon coeur de battre encore. Expédient que je me serine à moi-même avec dégoût, jetée sur terre sans les moyens d'y supporter mon destin.

J'ai pourtant une belle vie à brandir. Bien remplie, bien nantie, bien sentie. Si je devais recommencer? La même chose s'il vous plaît. Mêmes rencontres, mêmes découvertes, mêmes voyages, mêmes émotions, tout était parfait. Mais pourquoi faudrait-il que ça s'arrête? On m'a dit souvent que ma frénésie cachait une fuite. Pas une fuite, non, une urgence. On me donne l'univers et moins d'un siècle pour l'explorer. C'est grotesque. Entre la grève et la fureur, mon tempérament a choisi. J'ai bourdonné sans relâche pour me retrouver aujourd'hui encore plus pauvre d'avoir mesuré ce qu'il me reste à faire. C'est évident, seule une cruauté suprême a pu imaginer cette mascarade où les plats défilent devant les invités sans jamais s'arrêter plus que le temps d'une bouchée. Et pourquoi marchons-nous tous à fond? Peut-être qu'en renversant la table d'un coup de pied? Mais je m'égare...
Ce qui m'importe aujourd'hui, c'est de savoir si je veux vivre aujourd'hui. J'ai bien des milliers de choses à faire, mais plus mes journées sont gonflées par l'urgence, plus mes nuits sont déchirées par la douleur. C'est un arc qui se tend. Y a-t-il seulement une flèche au départ?
Mon corps contient difficilement cette énergie qui se cabre. Il était robuste et source de joies. Il ne m'a jamais trahie, rappelée à l'ordre parfois. Mais il ne peut plus cacher ses défaites. Raideurs, tremblements, lenteurs s'ingénient à m'humilier par là où j'ai ricané des vieux quand j'ai pensé qu'ils étaient complaisants avec eux-mêmes. Ma belle énergie va finalement se lasser de ces désaveux mécaniques. Je ne serai plus digne d'elle. Elle va s'éloigner à pas feutrés pour ne pas me chagriner, mais moi je sentirai chaque amenuisement comme une brulûre. Je serai reléguée dans ma tête, petit champ de bataille pour mes aspirations démesurées. Mes pensées privées de nourriture se mettront à tourner en rond et à ruminer d'anciennes grandeurs. Quelle belle image de décadence je réserve à mes voisins, qui me verront de moins en moins aller et venir, viendront peut-être prendre des nouvelles par politesse ou pour savoir quand la maison sera libre. Je les hais déjà. Mais bientôt je prierai pour qu'ils daignent venir interrompre le vide. Il sera temps d'en finir. J'ai toujours claironné que je me supprimerais avant de devenir mollusque. A vingt ans j'avais fixé l'échéance vers la soixantaine. J'avais sous-estimé mon allant. Et ma terreur. Mais il le faudra, tôt ou tard, si je ne veux pas mourir du dégoût de moi-même.

J'ai rencontré un homme, hier, en allant seule au théâtre, comme je le fais de temps en temps. Il était seul aussi. Sa femme est à l'hôpital depuis plusieurs semaines. Il n'y a plus d'espoir. Il avait besoin de se changer les idées. C'est moi qui l'ai abordé, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu'à mon âge, je ne crains plus qu'on me soupçonne de draguer. J'ai l'air de mon âge, respectable. Nous avons un peu discuté, sans précipitation, pendant l'entracte. Je n'ai pas cherché un prétexte pour le revoir ou lui demander son adresse. Lui non plus. Mais nous avons tout de même évoqué l'un ou l'autre lieu que nous fréquentons.
Le problème, c'est de sentir qu'on a encore envie de séduire quelqu'un, et puis de se regarder dans la glace.
Ridicule.
S'offrir encore un mirage avant de sombrer?
A quoi bon?
C'est aggraver la charge dont il faudra rendre compte jusqu'à la nausée à la minute ultime.
Oui, j'ai beaucoup étudié, oui, j'ai beaucoup travaillé, oui, j'ai beaucoup aimé, oui, je passe à la trappe comme les chiens.
Des enfants? Non, je ne me suis pas commise jusque là. C'est bien assez de se battre chaque jour pour tolérer d'exister, je n'aurais pas voulu faire le coup à d'autres de les traîner sur terre.
Je n'aurais pas aimé craindre qu'ils se blessent, qu'ils se droguent, qu'on les égorge ou qu'une apocalypse les gobe.
Je n'aurais pas non plus aimé souhaiter qu'ils se battent mieux que les enfants des autres.
J'ai au moins eu cette tranquillité de n'avoir rien ajouté au gâchis universel. J'ai poussé mon rocher en essayant de n'écraser personne, j'ai souri à qui voulait s'en apercevoir, j'ai fait tout ce qui semblait masquer ma désespérance, par exemple aimer des hommes.

Il semblerait que plus une activité est factice, plus elle est apte à remplir le vide. D'où peut-être la fascination des sports, du jeu,... et de l'amour. J'ai souscrit plusieurs fois à cette mascarade, et je suis loin de croire que la décrépitude suffise à m'en affranchir. J'ai frémi pour Paul, pour Pierre et pour Jacques, affermissant mon cynisme sur l'amour au fur et à mesure que les acteurs des épisodes clôturés se confondaient dans un brouillard opaque d'indifférence. Celui qui avait dicté mon bonheur d'un seul mot n'était bientôt plus qu'un inconnu dans la foule, remplacé par un autre pantin momentanément tout-puissant. Le savoir ne m'empêchait pas de vibrer sous les humeurs du jour, aussi sûrement qu'une midinette accomplie.
Je n'ai jamais bien intégré cette fatalité d'un caractère qui nie tout attachement mais se porte quand même mieux quand on lui dit qu'on l'aime. On finit par avoir l'impression de vivre à deux dans un corps. Un être intime, infiniment seul, sans moteur, sans raison et sans espoir aucun, et un être public qui fonctionne comme tout le monde, s'emballant ou s'effondrant au rythme des broutilles quotidiennes. Le moi clinquant permet de dépasser le piétinement du moi vide, tout en profitant du sentiment de singularité qu'il y puise.
Des hommes, donc, en défilé ininterrompu, quelques années pour chacun et une belle moisson de temps forts à laisser fondre à l'intérieur. Je me suis souvent dit qu'avec le nombre de joies accumulées, je pouvais nourrir une vieillesse de plusieurs décennies de ruminations. Je le pense toujours et recule sans cesse le moment de commencer, tant j'ai l'impression de vivre encore à l'époque des grandes constructions, prometteuses de souvenirs étincelants.
L'homme d'hier, par exemple, je me ferais bien encore une petite cathédrale avec lui, si je n'avais un sens aigu du ridicule. D'abord il doit soigner sa femme, ensuite je n'ai plus grand-chose à lui offrir que mon sens de la répartie. Mon corps, s'il est encore debout, n'est plus de nature à susciter l'embrasement des sens sans lequel un acte charnel ne me paraît pas digne d'être entamé. Alors si c'est pour discuter, oui, on peut voir, mais le mirage est moins fort, et moi il m'en faut un fameux pour m'éloigner du précipice de mes nuits.


J'aime ce mot de Jésus-Christ sur la croix: "Tout est accompli", pour peu qu'on le lave de trinité, de Golgotha et de catéchisme.
Tout est accompli parce que je n'ai d'autre choix que d'accepter la vie que j'ai eue, parce que nul ne sait à quoi ça sert, et parce que ça ne peut pas faire de tort de l'affirmer résolument, à la manière des enfants qui chantent pour se rassurer dans le noir.
Tout est accompli, je n'ai rien appris d'autre depuis le jour de ma naissance, et il n'y à rien d'autre à apprendre.
En d'autres termes, c'est comme ça. Le monde est comme ça, la vie est comme ça, les hommes sont comme ça, après des millénaires de questionnement, c'est tout ce qu'on peut dire. Ce raisonnement m'amuse beaucoup en pleine lumière et ferait mes délices en littérature sophistiquée. C'est pour mieux me broyer les entrailles une fois la nuit venue, mais n'en parlons plus.

Dois-je revoir cet homme? La question n'a pas d'importance, sauf s'il s'agit de statuer sur l'emploi du temps de demain. Je peux tout simplement vaquer à mes occupations habituelles, musique, lecture, marche, belote avec les copines potables,... ou je peux, contre toute logique, me lancer vers des rues nouvelles à la recherche d'une silhouette déjà floue dans ma tête.
Le plus tentant est encore de m'en remettre au temps; s'il fait beau j'y vais.
Décider de ne pas décider, procédé éprouvé depuis l'adolescence avec un succès qui n'est jamais parvenu à me le faire considérer comme défendable. Qu'il soit mon favori est bien assez.

Ce qui est dit est dit. J'irai peut-être. Si le temps m'autorise la liberté de trouver qu'il fait beau.