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La fièvre de l’os

Darwin était un malin. Il a jeté les bases d’une « théorie du tout » bien avant les physiciens. Qui plus est, il s’agit du « grand tout » qui nous entoure, bien plus intéressant pour nous que le « petit tout » microscopique qui s’agite, nous dit-on, dans les accélérateurs de particules. 

Il fut un temps où l'on croyait que rien n’évoluait. Les cieux, la Terre et les hommes avaient été créés tels qu’ils nous apparaissaient. Le monde était essentiellement fixe et nos tribulations se déroulaient dans ce cadre rigide. Puis vinrent les fossiles et une foule de questions embarrassantes. Il fallut faire voler en éclat le cadre de pensée qu’était devenu notre cadre de vie et affirmer que la fixité du monde n’est qu’une illusion due à notre fugacité. Dur combat. Aujourd’hui encore, il est des fondamentalistes pour affirmer que les espèces furent créées telles que nous les voyons, et les os de mammouth enfouis à dessein pour nous déconcerter. Pire, cela s’enseigne.

Depuis Darwin, plus d’un domaine s’est avisé que ses objets tombaient sous le coup des lois de l’évolution : l’étude des techniques comme celle des langues humaines, la science des robots comme celle des chapeaux. Qu’est-ce qui n’évolue pas, en effet ? Peut-on imaginer une théorie plus universelle que celle qui vise à rendre compte du changement ? Les mécanismes sont bien sûr à redéfinir chaque fois, passant des gènes aux mèmes, ou de la sélection à l’influence, mais toujours ils servent de support à la compétition et, critère ultime, au succès.

Même l’Univers s’est mis à évoluer. Depuis Hubble, l’auparavant immuable toile de fond craque de toutes parts. Elle se dilate, elle est née d’un grand boum, elle va vers l’expansion éternelle ou au contraire la recontraction. Mais jusqu’il y a peu, elle était encore unique, privilège lui-même unique. Or les cosmologistes s’en prennent maintenant à ce dernier petit bastion d’absolu : l’univers serait un parmi d’autres, engagé dans, devinez quoi ? une compétition pour la descendance. Chaque univers engendrerait une nouvelle génération d’univers par l’intermédiaire des trous noirs (comme nul ne sait ce qui s’y passe, il ne coûte pas cher de dire qu’il s’y crée un nouveau big bang), et l’univers le plus costaud est donc celui qui produit le plus de trous noirs. On vous le disait : tout évolue.

Mais revenons aux gènes. Malgré l’avalanche de fossiles qui témoignent de changements radicaux dans la flore et la faune d’une ère géologique à l’autre, les mécanismes de cette évolution sont loin d’être élucidés. Seuls les micro-organismes, dans l’intimité des laboratoires, se laissent observer en pleine gymnastique évolutive, passant allègrement d’une espèce à l’autre au fil des générations. Mais pour toute créature un tant soit peu évoluée, c’est pure conjecture. Nous avons des os de dinosaures, et même de dinosaures à plumes, puis nous avons les oiseaux qui clairement en descendent, mais entre les deux, manquent cruellement les témoins d’une filiation continue. C’est ce vide, et des milliers d’autres que les paléontologues espèrent remplir en exhumant des os, toujours des os. A ce jour, il n’existe aucune histoire complète. Seulement des chapitres sans charnière. Et c’est ainsi qu’une mandibule exhumée en Géorgie peut provoquer une véritable révolution, en apportant la preuve d’une espèce nouvelle, ou que des experts s’empoignent pour savoir si Toumaï, fossile tchadien âgé de sept millions d’années, était un broyeur ou un sécateur. Broyeur, il inaugure les humains. Sécateur, il rejoint le clan des singes. 

Darwin était un malin, et il n’a pas fini de faire des vagues.