Dans ces cinquante épisodes du quotidien, il apparaît que si l’on constitue souvent son propre ennemi, les mêmes forces mentales, une fois déliées, inspirent ouverture et légèreté.
Revoir la manière de voir sa vie, notre pouvoir est là – et la liberté d’agir s’ensuit.
Pensées magiques a reçu le prix Emmanuel Vossaert 2012, décerné par l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique - prix biennal décerné pour un essai de caractère littéraire
À l'occasion du Salon du Livre de Paris 2013, Elisa Brune vous présente son ouvrage "Pensées magiques, 50 passages buissonniers vers la liberté" aux éditions Odile Jacob.
La vie comme une fiction
Il n'y a pas de sotte photo
L'univers est en expansion
L'apéritif chez Mario et Gilbert
Un bonheur toute seule
Do it yourself
La première vue et le deuxième regard
Comment regarder un moule à gaufres?
Chut
Un peu plus à l'ouest
Un chercheur sur dix
La balle au bond
Des cuisses sans grenouille
Le déclic
Melinda et Melinda
Paysage fixe
Liberté, égalité, angoisse
Le bonheur est déjà là
La vie entre les lignes
Le timbre est joli
Changement de décor
Une bête balle en caoutchouc
Les vacances de Charline
Non au non
Dansez maintenant
Une bonne tranche
La vie, c'est embêtant
Glissez mortels
Protection bidon
Inconséquence
Coquetterie
La même chanson
La protéine joyeuse
La route est à tout le monde
Sel pompon
La petite vadrouille
Grand corps bavard
Maître chat sur un arbre perché
L'art, le fortuit, le gratuit
À la bonne heure
Un photomaton de Platon
Mille milliards de mille moutons
Comment se supporter?
La fièvre de l'os
Capter le naturel
Considérations balnéaires
Sagesse chinoise
Je pense donc je vis
Ostéopathie
Qui êtes-vous?
La vie comme une fiction
Cette amie assise en face de moi, pull en cachemire au décolleté ravissant, s’apitoie sur son sort. Son boulot, ses enfants, son mari, tout l’ennuie. Il y a trois mois, pourtant, la même situation l’enchantait, mais elle ne semble pas s’en souvenir.
De quoi peut-on être sûr ? L’avenir est imprévisible. Le passé nous échappe à peine est-il passé. Ce que nous aimions, nous ne l’aimons plus. Ce que nous pensions, nous ne nous en souvenons plus. Même les faits se mélangent. Quel slip portiez-vous hier ? À qui avez-vous parlé au téléphone ? Tout s’efface – et il le faut, sans quoi nous serions congestionnés. Seul le présent est incontestable. Le ciel tel que vous le voyez. Votre démangeaison au nez. Encore tout cela ne vaut-il que pour vous. Le ciel ne fait pas le même effet à votre voisin, qui du reste ne se gratte pas le nez. La vie entière n’est qu’évanescence, au fond, évanescence et fiction. Histoires que nous nous racontons. Je suis ceci, je sens cela ; c’est un récit, constamment tricoté.
Le jour où l’on comprend que ce qui semble gravé dans le marbre n’est fait que d’une cire molle intérieure, le sol vacille et l’on croit perdre pied. Quoi ? Mon parcours professionnel, une fiction ? Ma vie de famille, une vue de l’esprit ? Oui, puisque le même ensemble de faits peut toujours être raconté de cent façons. Le bonheur ? Ce n’est par l’argent qui le fait, ni la beauté, ni la justice, ni l’amour… c’est juste l’idée du bonheur. Prenez les gens réputés au sommet ; on y trouve autant d’anxieux et de déprimés qu’ailleurs. Allez voir sous les ponts, il y a autant de joyeux drilles qu’ailleurs. Tout tient à la fiction qu’on porte dans sa tête ; comment on se la raconte. Vous êtes heureux le jour où vous pensez que vous êtes heureux.
Du coup, le mal de mer devient liberté. Toute ma vie, j’ai eu plusieurs fois par jour le sentiment que ma vie était magnifique ou bien lamentable. Et que le verdict viendrait, peut-être bientôt, d’un virage décisif ou d’un point final qui forcerait la balance d’un côté ou de l’autre. Mais le grand âge m’apprend ceci : ma vie n’est pas magnifique ou lamentable, elle est les deux à la fois. Elle a deux lectures possibles, et encore bien d’autres. Ma vie est ma vie, une suite de moments en tous genres, et je peux la voir à la Houellebecq, à la Walt Disney, à la Victor Hugo, à la Woody Allen… il ne tient qu’à moi. Je peux la raconter cent fois et en faire cent films différents. Toute biographie, ou autobiographie, n’est qu’une tranche particulière coupée dans un gigot épais. Il est bon de le savoir et de s’offrir le luxe d’aller couper ailleurs. Se payer plusieurs tranches pour le prix d’une. Gémir et se réjouir de la même chose. Et se surprendre soudain à gémir nettement moins.
Il n’y a pas de sotte photo
Dans un snack, assise face à un ami, je le vois regarder fixement par-dessus mon épaule. Au bout d’un moment, il murmure : « C’est tout de même bizarre de photographier un micro-ondes ». Derrière moi, une cliente prenait la photo de son assiette posée dans le four. C’était bizarre, incontestablement. Et par ce geste bizarre, elle nous a plongés dans un état bizarre. Tout est devenu suspect en un rien de temps. Le type avec un bonnet rouge. La femme avec une mèche bleue. Le chien qui n’aboyait pas.
Dès qu’on s’éloigne du scénario normal, on s’avise que rien ne va de soi, que les règles du jeu qui maintiennent chaque chose à sa place peuvent flancher à tout moment. Un pas de côté, et tout est déréglé.
Le problème avec le réel, c’est qu’on s’y habitue. À force, il n’étonne plus, alors qu’objectivement parlant il reste sidérant. Après tout, voici treize milliards d’années, il n’y avait qu’une soupe de protons et de neutrons. Que tout cela se soit architecturé pour produire des corps vivants, des bics et des petites cuillers est à la limite du concevable. C’est dans cette incrédulité fondamentale que prennent naissance la poésie comme la philosophie.
La photo aussi permet de recadrer son rapport au réel. Exemple au hasard : lors d’un voyage, prenez une photo à chaque heure pile, où que vous soyez, même au lit. L’album sera le plus précieux de votre collection, non pour sa valeur artistique, mais pour la façon particulière de vivre et de voir que la consigne impliquait. Ce voyage fera date parce que vous aviez une étrange récolte à mener à bien.
Évidemment, il faut changer de consigne, sans quoi l’insolite devient banal à son tour et vous ne le sentirez plus. Sentir est une question de contraste. Sentez-vous la bague que vous portez ? Non. Changez-la de doigt, vous la sentirez. Mettez un chapeau, vous prendrez conscience de votre port de tête. Photographiez votre petit orteil, vous le regarderez enfin.
J’en ai connu qui photographiaient les WC, les épouvantails, les cordes à linge. Peu importe. Décider de regarder quelque chose est un bon début. Mais pas ce que tout le monde mitraille déjà – car la photo ne serait alors qu’une façon particulière de ne pas regarder du tout. La photo touristique, qui fait partie du paysage, le rend singulièrement invisible – tandis que la photo décalée vous translate dans un univers différent, tout jeune et ragaillardi. Je donne toutes les photos de la Tour Eiffel prises ce jour-là contre la photo du four à micro-ondes.